Sophocle : Antigone


L’Antigone est une des pièces de « jeunesse » de l’auteur, — qui avait une cinquantaine d’années quand il l’eut écrite (442), récemment choisi stratège aux côtés de Périclès. Œuvre maîtresse des amants antiques et modernes, ce pan de littérature, avec l’Œdipe roi, peut à trop juste raison être considéré comme un des plus beaux de l’histoire.

Paroi du cycle thébain, en tant que participant à la Beauté du texte elle sait et doit se détacher de ses aïeules puisqu’elles nous sont perdues. Mais Sophocle, tout en suivant la tradition que nous pouvons conjecturer, a su y mettre en valeur son génie et y infuser la grandeur des oppositions : celle des deux sœurs, Antigone et Ismène, et surtout celle du cœur — avec lequel il faudra lire cette tragédie — et de la raison, de la morale divine et de la loi des hommes, le tout contre l’aveugle fatalité qui seule donne le vrai sens au sublime et à faiblesse de l’homme.


I. La puissance de l’analogie : sang contre cité


Exilé à Colone par ses deux fils Etéocle et Polynice qui ont pris sa couronne et convenu de la partager chaque année, Œdipe va être le témoin de leur mort tragique. S’étant vu refusé le trône par son frère, Polynice marche contre lui et Thèbes ; les frères rivaux s’entretuent. La marche de ces actes est contée dans l’Œdipe à Colonne, Les sept contre Thèbes d’Eschyle, et l’Iliade y fait une allusion (IV).

Fille d’Œdipe donc, et sœur d’Ismène, d’Etéocle et de Polynice, Antigone, symbole de la piété filiale, s’oppose au successeur de ses défunts frères, Créon, et à la « raison d’état ». Lui, défendant la sépulture et le rite funéraire à Polynice, traître à la ville, veut absolument se conformer à la loi et à sa promesse de maintenir l’ordre dans sa ville. Antigone, sans autre raison et honnêteté que celle du cœur, prend le risque d’encourir sa propre mort afin de garantir à son frère l’entrée dans le royaume des ombres.

Lytras, Antigone devant le corps de Polynice, 1865

 L’opposition, et celle de deux solitudes, se résume dans une priorité absolue : la cité pour l’un, la famille pour l’autre. Au vers 454 cette opposition prend la forme d’une rivalité entre la loi écrite de Créon et celles, ἄγραπτα, des dieux. Le clivage entre ce monde nécessaire et celui qui doit s’y conformer en n’en devenant qu’un aspect sensible (écrit) est consommé par une faille dont il faut trouver le coupable ; or il n’y en a ici que deux possible : Antigone et Créon.


II. La titanomachie : Antigone et Créon


Au cours de la tragédie se dessine un paradoxe : l’Antigone du cœur contrastée au Créon de la raison, tous deux inébranlables dans leur sentiment ou leur conviction (est-elle sincère chez celui qui n’est prêt à mourir pour elle ?), en réalité prennent la forme de la raison même pour Antigone, et du cœur pour Créon.
Nous le savons, ce n’est pas une sœur méditative sur le sort de son frère qui s’élance contre le roi, mais une âme sensible prête à tout si son sang reste souillé par l’affront de ce dernier et de sa loi. En outre, cette émotion est exacerbée et justifiée surtout par les malheurs que la moire a fait subir à toute sa lignée. Or l’épigone de Cadmos, inconditionnellement soutenue par Sophocle, devient la raison même, par laquelle les deux types de lois ne peuvent être en conflit. Ce mouvement de concert reparaît quand est prônée l’égalité devant la mort, ayant d’abord été chantée au premier stasimon (v. 332-375) qui magistralement jouait à se déplacer sur ce filet de crête et qui dans un langage de toute splendeur met en abyme la singularité de l’action, là élargie, excavée, dans l’Homme duquel la grandeur n’est mesurable qu’à l’aune de sa faiblesse devant le trépas. Antigone, du côté singulier, est le parangon de cette grandeur dans l’obstination d’aimer (v. 523) mais aussi, fors que le désir ne trouve son issue, de mourir.

Alors Sophocle montre Créon un peu mieux tyran, haineux et loin de celui de l’Œdipe roi il laisse ses sujets aphones quant à la légitimité de ses lois (v. 505) mais surtout quant à l’arbitraire de son arrêt ici dénoncé face à l’immutabilité de l’édit divin. Bien pire, il confond, sans apparemment le savoir, son sentiment avec la raison d’état, et avoue son βρις et son impiété envers les dieux (v. 486-7) tant il est certain que sa loi est conforme à l’ordre des choses. Etant en effet du même sang que celle qu’il veut mettre à mort, il se heurte au Zeus de la maison sans vergogne ; il accusera même Ismène, qui avait voulu détourner Antigone de son projet :


 Le fils de Créon, Hémon, confirme les murmures de Thèbes contre l’autorité royale du père, que ce dernier veut pareille à son pouvoir paternel (v. 640). Ce fils, par ailleurs fiancé à Antigone, lui reproche l’inflexibilité de ses ordres illégitimes — qu’il a crûs pouvoir aller contre la justice et l’ordre naturel des choses ; l’idée que Thèbes lui fût sienne ; qu’un roi se doit de respecter la justice, et divine. Aussi son fils, le comparant aux silènes,


 Il apparaît sublimement que Créon est pris dans les filets d’une relation imaginaire face à lui-même, le réel ou le symbolique n’étant qu’indirectement, et tardivement, déterminants pour sa prise de « conscience ». Seul Tirésias, résigné comme Antigone à l’immuable destin, parviendra, mais au prix de mots de menace, à le détourner de la fixité de son idée et à vouloir libérer la fille d’Œdipe. C’est en fin de compte que la réalité — l’édit du Sort — lui fait mesurer l’ampleur de son erreur.


III. L’implacable


C’est le sort que l’on présuppose, lecteurs d’Eschyle, qui résume l’opposition comme légère sous sa perspective, et son ironie est encore acerbe.
Mais Sophocle ne fait pas, sur ses héros, peser de tout son poids cette « puissance terrible » qui rend l’homme si grand et vulnérable, que l’on ne pourra dire heureux qu’après la mort, c’est-à-dire qu’il ne peut l’être dit tant que la vie et l’invisible destin lui réservent de mauvaises surprises — voir Solon à Crésus dans Hérodote. Ce qu’Aristote, dans l’éthique à Nicomaque, distingue entre choix et souhait, Sophocle le condense dans la béance du désir de savoir : que ne donnerai pas Créon pour savoir l’objet des dires du devin Tirésias ? A ce point, la décision même de réparer son erreur semble inutile, bien que l’action humaine soit recentrée sur l’homme et que là se crayonne cet individualisme notoire qui s’épure dès le IVe siècle.
Si la lutte entre les volontés est bien grande, et le chœur surtout donne des relents de fatalité, peut-être que Sophocle sent de son contemporain Protagoras que « l’homme est la mesure de toutes choses ».


IV. La fidélité de l’œuvre à la tradition grecque


Il est plus que temps d’élargir notre perspective, car en excellent tragédien Sophocle respecte, revers de ses innovations, nombre de lieux communs du théâtre et de la pensée grecs. C’est ainsi qu’il met la connaissance en face de la morale : l’homme, grandi par son savoir et son savoir-faire, ne trouve nul expédient contre cette mort à laquelle s’attachent mal comme bien ; les lois humaines et divines doivent pour cela avoir leur place dans ces savoirs qui ne rendent pas lois ni morale meilleures (premier stasimon).

Lorsqu’Achille traîne à son char le cadavre d’Hector (Iliade, XXIV), Apollon dit qu’outrager cette « argile insensible » attire le courroux des dieux ; aussi la mort appartient à ces derniers et non à la vengeance des mortels. Elle est encore considérée comme la quittance adressée aux rayons du soleil, pour s’en aller au royaume des ombres (v. 808-809).

Le profit et l’argent sont suggérés comme étant les revers de la déontologie (v. 222 ; v. 295-296 ; v. 322), et ce toujours dans la bouche de Créon. On consultera avec profit chez Hérodote les discussions entre Crésus et Solon, entre Démarate et Xerxès, de l’avantage de l’homme heureux sur l’homme opulent qui n’a de moyens que de supporter les désastres que l’autre ne connaît point.


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